Blockchain en santé, une maille à l'endroit, une maille à l'envers...

© Adobe Stock
© Adobe Stock

Annoncée en grande pompe voilà quelques années comme une solution révolutionnaire pour la santé, la blockchain se serait-elle liée à une promesse difficile à tenir ? Les usages peinent à se développer. Mais, à l’heure où se multiplient les appels à plus de transparence sur l’utilisation de nos données de santé, cette technologie encore balbutiante pourrait bien en devenir l’alliée.

 

Petite mise au clair pour démarrer, qu’est-ce que la blockchain ? Anca Petre, CEO de 23 Consulting et spécialiste du sujet, pose les jalons : « Il s’agit d’un registre distribué de données chiffrées, horodatées et organisées en blocs. Ce registre, décentralisé, est réparti dans un réseau de nœuds. » Lors du colloque « Blockchain et santé » orchestré par l’Institut Droit et Santé, le 5 mars dernier, Ombeline Michel, responsable de stratégie blockchain chez IBM, faisait l’analogie avec un cahier dont on ne peut pas déchirer les pages assemblées par une « reliure cryptographique ». Cette immuabilité des données garantit contre toute tentative de modification ou de fraude d’un fichier, immédiatement décelable par le réseau dont chaque partie détient une copie du registre.

Une blockchain peut être publique et accessible à tous (modèle Internet) ou privée avec un système de permissions (modèle Intranet). Des règles d’accessibilité sont définies pour chacune d’elles par ses membres, leur permettant de s’affranchir d’un contrôle central, à l’instar des cryptomonnaies qui ne dépendent pas d’une banque centrale. Leur succès a été fulgurant malgré les Cassandre qui prévoyaient (espéraient ?) que la technologie « ferait pschitt ». Mais peut-on miser un kopeck sur la blockchain en santé ? Pour Line Guffond Le Goanvic, auteure de Blockchain or not blockchain en santé ?[1] et fondatrice de 360 Vision & Perspectives, la technologie ouvre la voie à de nouvelles modalités de partage des données de santé à forte valeur ajoutée, en traçant l’historique des échanges, en sécurisant ces derniers tout en supprimant les intermédiaires et en garantissant l’intégrité de ces données.

 

Le contrat de confiance…

Restaurer la confiance. Cette perspective répond à une demande forte des patients qui souhaitent contrôler le bon usage du consentement d’accès à leurs données. La blockchain fournit une solution technique pour tracer de manière irréfutable ces accès. Attention, toutefois, à pas mettre la technologie partout. Pour savoir si une blockchain est utile, il faut se poser une question : « Ai-je besoin d’un système décentralisé ou puis-je faire confiance à une entité centrale pour gérer les droits d’accès ? », indique Anca Petre. Prenons le DMP piloté par la Caisse nationale de l’assurance maladie. Il est possible d’obtenir sur le site Internet www.dmp.fr le relevé exhaustif de tous les accès, avec pour chacun la date et l’heure de connexion, l’identité et la profession de l’intéressé ainsi que l’action exécutée. Un système décentralisé n’aurait de sens que si la confiance était rompue entre les patients et les capacités de la Cnam à gérer ces droits. Mais c’est parfois utile. Ainsi, aux États-Unis, en 2014, des falsifications de listes d’attente dans des hôpitaux pour vétérans ont conduit à des décès faute de soins. Les listes trafiquées mentionnaient pourtant une prise en charge effective de ces patients. La blockchain a permis de fiabiliser ces listes. Il s’agit là d’un des tout premiers cas d’usage de la technologie dans la santé.

 

Retards à l’allumage

Même si plusieurs démonstrations ont été faites de l’intérêt de la blockchain en santé, les usages restent marginaux. On peut bien sûr citer l’exemple emblématique de l’Estonie, championne de la dématérialisation des services publics. Elle utilise la blockchain depuis plusieurs années pour décentraliser et sécuriser la gestion des accès aux données. Chaque citoyen peut savoir qui consulte ses données, y compris de santé, et dans quel but. Mais, globalement, les applications se font attendre. Est-ce dû à un manque de confiance dans la technologie elle-même ? Pour Anca Petre, la question n’a pas vraiment lieu d’être : « La plupart des protocoles de blockchain sont en Open Source. Il est facile d’en connaître les codes sources. Il y a transparence sur la marchandise. » En revanche, elle attire l’attention sur un autre point : la blockchain fait appel à une logique collaborative entre les membres d’un réseau qui peuvent avoir des intérêts divergents. Réussir à obtenir l’adhésion à des règles partagées de gouvernance n’est pas une mince affaire, « ce qui peut expliquer les difficultés pour la technologie à trouver sa place dans le domaine de la santé », analyse l’experte. Le franchissement de cette étape devrait transformer la manière de conduire des projets en santé. Line Guffond Le Goanvic en est convaincue. L’adoption de la blockchain en santé va amener « des changements fondamentaux et structuraux dans notre manière de réfléchir, de concevoir et de mener les projets en favorisant la collaboration qui était difficile à créer précédemment du fait de nos modes de fonctionnement très segmentés ». Elle parle de la blockchain comme d’un « émulateur de la coopétition ». La technologie devrait conduire des compétiteurs peu rompus à l’exercice à travailler ensemble dans un but commun « et à partager des informations, qui combinées entre elles peuvent représenter une valeur capitale pour la communauté ».

 

Une technologie complexe

Les freins au développement de la blockchain ne sont pas uniquement culturels. Comme le soulignait Sara Tucci-Piergiovanni, cheffe de laboratoire au CEA-List, le 10 février dernier, lors de la seconde réunion de la Task Force Blockchain[2], « de nombreuses expérimentations en sont restées au stade de preuve de concept. Concrètement, le cadre théorique, les méthodes et les outils sont là, mais ils n’ont pas été appliqués de manière convaincante au domaine de la blockchain ». Dévoilé lors de cette réunion, le rapport d’orientations stratégiques sur les technologies de type blockchain en France, commandé par l’État à une mission pilotée par le CEA, l’IMT (Télécom ParisTech) et l’Inria, dresse une liste des nombreux verrous scientifiques et techniques qui freinent le développement de la blockchain. L’interopérabilité des systèmes d’information y figure en bonne place. La blockchain ne doit pas se substituer aux « architectures existantes. Elle doit les compléter et les améliorer », relevait déjà Anca Petre dans un article publié sur Manager Santé[3]. Aujourd’hui, elle partage l’idée que « cette phase d’expérimentation est nécessaire avant d’accéder à la production ». Line Guffond Le Goanvic approuve, notant que le passage à l’échelle reste un facteur déterminant parce que la technologie est complexe. Mais toutes deux en sont persuadées : celle-ci va finir par s’effacer derrière les usages et l’expérience utilisateur, comme ce fut le cas pour Internet. La blockchain bientôt libérée de ces entraves techniques ? À suivre…

 

Pierre Derrouch

 

Un projet européen impliquant les patients

Le projet européen My Health My Data (MHMD)[4], qui fait partie du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020, regroupe des laboratoires pharmaceutiques, des établissements de santé, des associations de patients… Financé par l’Union européenne, ce programme a planché de 2016 à début 2020 sur les besoins, opportunités et bénéfices potentiels de la blockchain. Il s’est intéressé particulièrement à l’élaboration d’un modèle de protection et de sécurisation des données, en adéquation avec le RGPD. Il s’agit de permettre aux patients d’alimenter eux-mêmes la recherche avec leurs données de santé et de contrôler l’usage qui en est fait, grâce à un consentement dynamique à l’aide de smart contracts (contrats intelligents). « Chaque patient pourra avoir accès à ses propres données et décider de participer à un projet de recherche clinique ou d’en sortir », précise Line Guffond Le Goanvic. En retour, MHMD doit offrir aux chercheurs un accès plus rapide à un métacatalogue de données autorisées.

 

Une blockchain au bloc opératoire

L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris travaille sur l’intégration de la blockchain dans les salles d’opération qui vont intégrer de plus en plus d’objets connectés. « Ces objets connectés vont collecter des données sur le patient, les actions des chirurgiens, des infirmières de bloc, etc. L’AP-HP a récemment pris la décision d’utiliser la blockchain pour introduire une traçabilité automatique et fiable de ce qui se passe dans le bloc opératoire », rapportait Patrick Duvaut, directeur innovation de l’Institut Mines-Télécom (IMT), le 10 février dernier lors la seconde réunion de la task force blockchain.

 

[1] Paru le 11/12/2019 chez Est Libris.

[2] La Task Force Blockchain a été lancée par le ministère de l’Économie et des Finances en avril 2019 pour mettre en œuvre une stratégie blockchain nationale.

[3] www.manager.sante, le 12 mars 2018.

[4] http://www.myhealthmydata.eu.

  

article paru dans DSIH magazine n° 30 sous le titre " Blockchain en santé, la technologie s'accroche " - juin 2020 / mis à jour le 06/06/2020

© Tous droits réservés - L'Instant continu