Téléconsultation : vers une nouvelle relation à la médecine… et aux médecins

© Adobe Stock
© Adobe Stock

Certains professionnels de santé ne s’étaient pas précipités sur la téléconsultation, malgré sa prise en charge par l’assurance maladie à compter du 15 septembre 2018. La crainte que la télémédecine ne dégrade la qualité des soins a freiné son adoption. D’autres ont vu dans la télémédecine la porte ouverte à un consumérisme médical et à une médecine « sans contact ». La crise du nouveau coronavirus a rebattu les cartes.

 

Si l’assurance maladie a mis du temps à valoriser la téléconsultation, la question est aujourd’hui tranchée. Les consultations en présentiel ou virtuelles sont également remboursées. Pour Jacques Lucas, président de l’Agence du numérique en santé, c’est ailleurs qu’il faut chercher un frein au développement de la télémédecine. Il l’a longtemps trouvée trop corsetée. Mais le gouvernement a fait sauter tous les verrous qui posaient un cadre strict à la téléconsultation (visioconsultation effectuée par un médecin traitant lorsque son patient l’a rencontré au moins une fois dans les 12 derniers mois en présentiel ou à l’initiative du médecin traitant quand celui-ci n’est pas en mesure de la réaliser, le tout devant s’inscrire dans un parcours de soins coordonnés). Question réglée là aussi, donc. Mais que vont devenir ces dérogations ? Lina Williatte, vice-présidente de la Société française de la santé digitale et avocate de surcroît, n’en a pas la moindre idée. Elle tient cependant à attirer l’attention sur un point : il ne faudrait pas que cette laxité ruine tous les efforts réalisés ces derniers mois pour sécuriser les échanges par voie numérique des données de santé. Gérard Raymond, président de France Assos Santé, souligne lui aussi l’importance de veiller à développer les outils dans le respect de la confidentialité et du secret médical. On pourrait même pousser plus avant la réflexion. Dans un reportage de CNBC diffusé le 17 mai dernier sur l’essor de la télémédecine aux États-Unis, le Dr Jessica Bender (1), enseignante de médecine clinique à l’université de Washington, soulève des questions auxquelles on ne pense peut-être pas : les conditions de confidentialité d’une téléconsultation sont-elles bien respectées ? Que se passe-t-il en dehors du champ de l’écran ? Comment être sûr de l’absence d’une tierce personne ? En France, où durant la crise l’assouplissement de la règle a conduit à supprimer l’obligation d’une consultation en présentiel avant une première téléconsultation, cette interrogation n’est pas absurde, si l’on se place sur le strict plan du secret médical. Pour Jacques Lucas, nécessité faisant loi, le desserrement du cadre se justifie : après tout, quand la maison brûle on ne regarde pas si le tuyau est aux normes... L’ancien vice-président du Conseil national de l’ordre des médecins en charge du numérique ne souhaite pas pour autant revenir au monde d’avant. « Un équilibre doit être trouvé entre un excès de régulation et le “tout laisser faire” », plaide-t-il. Sans quoi la téléconsultation peinera à rester dans la course.

 

Les ratés dans les Ehpad

D’ores et déjà, on peut dire que la téléconsultation n’aura pas été au rendez-vous dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Lors d’une table ronde virtuelle sur la télémédecine en Ehpad en période de crise sanitaire, organisée par SantExpo le 27 mai dernier, le constat a été rude pour ce type de structures. Seulement 20 % des Ehpad ont utilisé la téléconsultation, selon Pierre Simon, directeur du site telemedaction.org et fondateur de l’Antel (Association nationale de télémédecine). Pourtant, « un mouvement de solidarité a été amorcé dans ces établissements avec la livraison de tablettes pouvant être utilisées pour la téléconsultation ». Des tablettes, mais pas de médecins. Jan-Cédric Hasen, médecin coordonnateur et administrateur du Centre d’hébergement et d’accompagnement gérontologique (Chag) de Pacy-sur-Eure (27), a une réponse à ce loupé : « En Ehpad, il est rare qu’un médecin reste à demeure. Des équipes se sont retrouvées en difficulté face à des cas de détresse respiratoire, faute de médecin sur place. » La solution ne passe-t-elle pas par la formation des infirmières et des aides-soignantes à l’usage de la télésanté ? « Ce n’est pas inscrit dans les textes de manière claire, relève-t-il. Du coup, elles ne se sentent pas forcément légitimes ». Olivier Angot, directeur de Normand’e-santé, le groupement régional d’appui au développement de l’e-santé de Normandie, se veut optimiste, bien certain que « des freins vont être levés ». Les intérêts semblent bien réels. La téléconsultation peut en effet permettre de prévenir les hospitalisations chez les personnes les plus fragiles, présentant fréquemment de fortes comorbidités. Elle pourrait également être utilisée pour une consultation annuelle de suivi pour des résidents sans problème majeur.

 

Vers une nouvelle organisation des soins ?

Au-delà des Ehpad, la téléconsultation présente bien d’autres intérêts. Elle peut contribuer à éviter des déplacements inutiles pour un renouvellement d’ordonnance, une prescription d’examen, des consultations de contrôle périodique à distance dans le cadre de pathologies chroniques où le patient est bien connu de son médecin traitant, en alternance avec des consultations en présentiel, dans la prise en charge de pathologies psychiatriques ne nécessitant pas d’examen clinique, etc. La téléconsultation peut même avoir un impact positif sur… la pollution urbaine. Dans une interview publiée le 14 mai sur le site de l’Institut Paris Région, Dany Nguyen-Luong, directeur du département Mobilités et Transports de l’institut déclare : « On peut déjà raisonnablement envisager un scénario à moyen terme en Île-de-France où entre 15 et 25 % des consultations physiques pourraient basculer dans la téléconsultation et le télésoin. L’on aboutirait globalement ainsi à une baisse des déplacements quotidiens pour un motif de santé de l’ordre de 300 000 à 500 000, soit environ 1 % de l’ensemble des déplacements en période normale. » Vu comme ça, qui voudrait sauter du train en marche ? Mais, attention, tout n’est pas rose au royaume de la télémédecine. Le même Dany Nguyen-Luong rappelle que, comme pour la scolarité à distance, « des fractures existent dans la population aussi bien en termes d’accès que d’usage du numérique, de sorte que la téléconsultation n’a pu répondre à l’ensemble des enjeux de santé de la population ».

 

Pierre Derrouch

 

Des effets inattendus

Gérard Raymond, président de France Assos Santé, révèle un aspect inattendu de la téléconsultation. On pouvait légitimement penser que certains patients seraient mal à l’aise avec ces échanges virtuels. C’est, selon ses propos, l’inverse qui s’est produit. Les consultations numériques, parfois réclamées par les patients eux-mêmes, ont bousculé la hiérarchie de l’échange : patients et médecins se retrouvent sur un pied d’égalité, chacun « jouant à domicile ». Résultat : les consultations se sont transformées en entretien avec des patients en confiance, moins inhibés par la « stature » du médecin. Parallèlement, des médecins peu familiers de l’exercice ont pu éprouver des difficultés à mettre un terme à ces consultations-conversations.

Karine Hauchard, directrice adjointe de Normand’e-santé, le groupement régional d’appui au développement de l’e-santé de Normandie, a enregistré d’autres réactions tout aussi surprenantes. De nombreux médecins interrogés par le Grades ont indiqué que la téléconsultation les obligeait à davantage de concentration : « C’est fatigant… Le lien avec le patient est différent… La téléconsultation demande une grande concentration au médecin avec de nombreux signes à relever », a-t-elle noté dans leurs témoignages. Mais, « finalement, cette vigilance accrue leur permet de ne pas passer à côté de signes qui leur auraient échappé durant une consultation en présentiel », souligne-t-elle.

 

(1) https://www.youtube.com/watch?v=PLp6U5mUMQQ&feature=share

 

© Tous droits réservés - L'Instant continu - article paru dans DSIH magazine n° 30 - juin 2020